lundi 26 octobre 2015

Octobre 2006

L'histoire commence là, avec ces quelques mots jetés sur le papier, il y a neuf ans.


Amélie, petite fée du silence


Amélie a 23 mois. Aux dires de nos amis, c’est une enfant calme. Aux dires du médecin, c’est une enfant « un peu dans sa bulle ». Aux dires de la famille, c’est une enfant « qui va à son rythme ». Et moi, ce que j’en dis, c’est qu’elle est… différente. 
Elle a 23 mois et ne parle pas. Elle a quelques sons stéréotypés, le « kicéça ? » quand elle regarde des photos ou le « ta ! » quand elle regarde un livre. De temps en temps, quand je suis seule avec elle, elle dit « maman », mais uniquement en écho. C’est d’ailleurs le seul mot qu’elle accepte de répéter. Quand elle veut quelque chose, elle dit « A A A » en le montrant du doigt, quand elle veut faire quelque chose (un puzzle, des Lego), elle redit le même son en nous mettant la main dessus pour qu’on le fasse à sa place.
Elle a parfois des comportements répétitifs : enlever le petit clown de la locomotive en Lego et nous le tendre pour qu’on le remette, puis l’enlever à nouveau et nous le tendre à nouveau… et ainsi de suite. Autre jeu, nouveau celui-là : nous faire enlever la tétine de l’oreille de son doudou, puis nous la faire remettre…
Elle a marché tard, à 20 mois. Elle n’a tenu son biberon toute seule qu’à 18 mois.
Dans un groupe d’enfants, elle ne cherche pas à aller vers les autres, jouer par terre avec des graviers lui semble plus intéressant. Quand on l’appelle, elle ne daigne pas toujours tourner la tête… ou alors en retard. Il faut souvent insister. À table, elle refuse d’essayer de manger seule. Elle consent à manger avec les doigts si on insiste, mais pas plus. Si on lui laisse une cuillère à portée de main, elle nous la tend… d’ailleurs elle nous donne tout ce qui est à portée de sa main sur la table. Elle a ses petits rituels : le clown de la locomotive, la tétine du doudou, le paquet de cigarettes dans la poche de chemise de son père (ou dans la chemise !)… Ses jouets préférés sont les trains et les petites voitures. On a essayé les puzzles et les jeux d’encastrement mais elle nous donne les pièces au fur et à mesure pour qu’on le fasse à sa place. Quand on refuse, elle trépigne. Certains appellent ça du caprice, moi ça me donne l’impression d’être une colère de frustration.
Elle n’est pas du tout « bisous ». Les câlins, c’est quand elle veut et le temps qu’elle décide. Le coucou avec la main, c’est plus par jeu que pour dire au revoir. Elle ne cherche pas à imiter le cri des animaux. La seule imitation que je lui connaisse c’est le « voum » de ses petites voitures.
Toutes ces petites choses, on les remarquées bien sûr, mais Amélie est notre première enfant, et elle ne vas pas en collectivité, donc difficile de se rendre compte hors du contexte familial. 
Je fréquente un peu d’autres mamans du quartier. Bien sûr tous les enfants de l’âge d’Amélie ne parlent pas couramment, mais la plupart disent quand même quelques mots. Quand je vois un enfant courir en tendant les bras et en criant « maman ! », j’ai un pincement au cœur… car ça, Amélie ne le fait jamais.
Il y a quelques mois je suis allée faire un bilan auditif chez un ORL, plus pour rassurer mon beau-papa inquiet qu’autre chose puisqu’elle m’a toujours donné l’impression de bien entendre et de comprendre ce que nous lui disions. Audition normale, mais le médecin a trouvé qu’elle était « dans sa bulle ». Bizarrement, j’aurais préféré que le problème soit auditif. Les mois ont passé, j’attendais le mois de novembre (quand elle aura deux ans) pour faire un bilan plus complet… mais pas de changement depuis.
Alors je prends les devants. Bilan orthophonie le 10 novembre, pédopsychiatre le 12 décembre, RV à Brest au Centre Ressources Autisme en mars. 
L'autisme, c'est pas un joli mot. Ce mot, je le connais, je suis éducatrice, j’ai déjà travaillé avec des enfants et des adultes autistes, alors forcément il me renvoie des choses pas faciles. Il me fait peur ce mot, il m’effraie carrément même, mais il faut que je puisse écarter ce diagnostic pour comprendre.
Il me reste encore le neuropédiatre à appeler pour une IRM, c’est à Lorient. Je m’emballe peut-être un peu vite, je ne sais pas, mais je ne veux pas rester là à regarder ma petite fée sans rien faire. Je veux comprendre, essayer de l’aider, voir ce qu’on peut faire ensemble.
J’ai l’impression de m’engager dans un long processus, l’entrée d’un tunnel dont je ne vois pas encore la sortie. La seule lumière que j’ai pour m’aider à avancer, c’est Amélie, ma petite fée du silence. C’est une petite lumière malicieuse, la plus jolie lumière qui soit. Malgré ça, j’espère en trouver d’autres sur mon chemin, car là je me sens un peu seule. Depuis que j’ai prononcé le vilain mot à la maison, ce n'est plus tout à fait pareil. Le papa d'Amélie s’inquiète, je le vois, il fait plus attention dans ses échanges avec elle… et en même temps c'est difficile d'en parler, l'avenir nous fait peur. Je change moi aussi, je guette les moindres faits et gestes d’Amélie, pour chaque comportement je me pose la même question : « normal ou pas ? »
La famille, ça va être dur je pense. Pour eux notre fille est différente, oui, mais pas à ce point-là. Ah bon ? Et différente à quel point alors ? J’ai l’impression que je viens de mettre le pied dans un difficile engrenage, entraînant notre fille et mon mari avec moi… et je me sens coupable.
Je ne dors plus, je ne pense qu’à Amélie. Ce soir, pour la première fois depuis longtemps, j’ai pris un somnifère, j’espère que la petite molécule magique aura raison de mes inquiétudes… jusqu’à demain.

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